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mardi 4 avril 2000

La cliente

La cliente
Auteur : Pierre Assouline

Texte de présentation

En poursuivant des recherches sur la vie d'un écrivain, un biographe découvre par hasard des milliers de lettres de dénonciation. Écrites sous l'Occupation, elles sont en principe inconsultables. L'une d'entre elles concerne l'un de ses propres amis, un commerçant dont la famille avait été déportée. Qui a fait cela et pour obéir à quel instinct ?
Le nom du délateur figure dans les dossiers. Son nom, mais pas ses motivations. Le coupable est quelqu'un de proche, très proche... Révéler son identité, ce serait porter le fer dans la plaie quand tant d'autres voudraient au contraire éteindre les cendres. Ce serait aussi dévoiler un secret mal enfoui au risque de réveiller de vieux démons.
Tout se joue dans une rue du XVe arrondissement de Paris entre trois magasins, un bistrot, une église et un autobus. La France en réduction concentrée sur quelques centaines de mètres de bitume. On peut tout dire, mais peut-on tout entendre ?
Méditation sur la banalité du mal, ce récit est celui d'un obsessionnel que la volonté de comprendre a failli faire basculer de l'autre côté du miroir.

En complément

  • Les éditions Gallimard ont réalisé un entretien avec Pierre Assouline à l'occasion de la parution de La Cliente.

Mon avis : Coup de coeur !

L'histoire
Le narrateur, biographe, entreprend de rédiger un livre sur la vie d'un écrivain, Désiré Simon. Lors de la lecture de ses Mémoires, il découvre que celui-ci aurait été accusé en 1941 d'avoir des origines juives : "On lui demandait de prouver non ce qu'il était mais ce qu'il n'était pas".
Souhaitant faire toute la lumière sur cette information, il obtient l'autorisation du ministère de la Culture de consulter à titre exceptionnel les archives de l'Occupation et se met alors à éplucher les rapports de police, les dossiers des renseignements généraux, les listes confidentielles, les milliers de lettres de dénonciation, et cela jusqu'à la nausée.

Sa recherche va aboutir à une autre découverte, bien plus terrible et lourde de conséquences pour le narrateur : il met la main sur une lettre dénonçant la famille de son ami François, les Fechner, cousins germains de sa femme. Seul Henri, le père de François, a survécu et a pu récupérer ses biens à la Libération.
Après avoir consulté une quantité astronomique de dossiers, le narrateur parvient à retracer l'histoire de cette famille et à identifier l'auteur de cette dénonciation. Fourreur de père en fils depuis des générations, cette famille juive originaire d'Europe de l'Est habitait à Paris, dans le XVe arrondissement. Victime de l'aryanisation de son magasin rue de la Convention, elle avait ouvert un atelier clandestin rue Lecourbe. Mais, un jour, un certain Chifflet, inspecteur au Service de contrôle des administrateurs provisoires, sonne à leur porte en donnant le nom d'une de leurs clientes.
C'est le début de la fin : l'enquête débouche sur l'arrestation et la déportation des Fechner. Et cette cliente n'était autre que Cécile Armand-Cavelli, la fleuriste qui se trouve aujourd'hui encore juste en face de leur magasin, rue de la Convention !
Si François parvient à tourner la page pour protéger son père et le soustraire de ce passé douloureux, le narrateur n'y parvient pas. Hanté et écoeuré par sa découverte, il veut savoir pourquoi cette femme a dénoncé cette famille, et tous les moyens seront bons pour obtenir une réponse...
"Après ton appel, j'étais fou de rage. Je suis entré dans son magasin. Elle était seule. Je l'aurais volontiers étranglée. Je suppose que ça se voyait. Au lieu de quoi, je l'ai fixée en silence droit dans les yeux pendant des minutes qui ont dû lui paraître des siècles. Au début, elle a fait l'étonnée. Mais au fur et à mesure de l'épreuve, elle s'est défaite. J'ai lu sa vie dans son regard. J'y ai vu son crime. Puis elle a baissé les yeux. (…) Maintenant, elle sait que je sais. En ne se délivrant pas de sa faute, cette femme s'est obligée à vivre avec jusqu'à sa mort. La faute ou l'offense, appelle ça comme tu veux. Son esprit sera toujours moins en repos que le mien. Elle porte son châtiment en elle. Pour moi, c'est fini."

La délation sous l'Occupation
Le système de délation nous est présenté ici par le biais, original, de la recherche d'un biographe dans les archives. C'est en sa compagnie que nous découvrons au fur et à mesure et de manière crescendo ces innombrables lettres de dénonciation et leur contenu. Il est impossible de savoir le nombre de lettres qui ont été écrites, mais tout le monde pouvait en être victime :
"C'était le mari trompé qui trahissait sa femme au coeur innombrable, la maîtresse délaissé son amant trop volage, l'ami floué son associé duplice, le père de la fiancée son futur gendre indésirable. Cela s'est passé entre Français. Des chrétiens ont fait ça à des Juifs. Mais des Juifs se sont également fait ça entre eux."
Au-delà de ces lettres, c'est également l'attitude de l'administration française qui est soulignée dans ce roman via le personnage de Robert Chifflet. En parlant des fonctionnaires, le narrateur explique que "Ces gens-là sont les pires parce qu'ils sont beaucoup plus répandus, plus invisibles, plus nocifs que les vrais monstres. Ils ont leur morale en devanture, le sens du devoir en bandoulière, et le service de l'État en parapluie."

Dans un cas comme dans l'autre – délation et comportement de l'administration française –, ces informations nous sont délivrées de manière subjective par un narrateur qui est totalement imprégné de cette période et visiblement insuffisamment armé psychologiquement pour faire face aux horreurs qu'il découvre :
"Les années quarante m'étaient devenues une seconde patrie. Mon pays d'adoption en quelque sorte. Mais je ne l'habitais pas, c'est lui qui m'habitait. L'Occupation m'avait pénétré. Je n'étais plus un homme, j'étais une guerre civile."
"Plus que jamais la guerre était en moi. Je respirais l'air du temps de l'Occupation. Personne ne pouvait accéder à ce désarroi, rien n'était en mesure de l'atténuer. J'assistais impuissant au lent grignotage de mon esprit par un corps étranger."
Incapable d'avoir le moindre recul et la moindre analyse historique, le narrateur absorbe tous ces documents jusqu'à la nausée, comme il le dit lui-même, et ne parvient pas à avoir une vision globale et objective de la France sous l'Occupation. Et c'est bien là l'une des difficultés du travail de l'historien, surtout quand cela concerne cette période si complexe de l'Occupation. Ainsi, n'oublions pas que beaucoup de fonctionnaires ont poursuivi leur travail de sein de l'administration française sous l'Occupation en tant que résistants, permettant ainsi de sauver de nombreuses vies humaines.
"Plus je m'enfonçais dans le maquis des archives, plus je m'apercevais que les années noires avaient été grises. Elles n'étaient qu'ambiguïté et compromis. Elles avaient la couleur du flou."
Ce roman nous donne ainsi une vision subjective et partielle de l'Occupation, mais ce point de vue se justifie puisqu'il s'agit bien d'un roman et non d'un livre d'histoire et que l'intrigue est menée par un narrateur-héros psychologiquement fragile. Le mode de narration amplifiant notre propension à nous identifier à ce narrateur, on pourrait avoir tendance à adopter la vision très noire de ce dernier. Gardons-nous en et n'hésitons pas à visionner des documentaires et à lire des livres d'histoire pour se faire une opinion plus nuancée de cette période.
"Jamais un historien ne pourra donner la vraie mesure du phénomène. Seul un romancier y parviendrait. Ou un psychiatre. Nul besoin de se sentir une vocation de proctologue pour fouiller le cul du monde.
Si cela n'avait été que haineux, ce serait simple. Mais lorsque le mal s'exprimait dans toute sa banalité, lorsqu'il apparaissait profondément ordinaire, la raison déposait les armes. Car, avec l'Occupation, on n'est plus dans la politique. Pendant quatre ans, ce fut à chaque heure l'heure de vérité qui révéla la part d'humain ou d'inhumain en nous."

Un acharnement effroyable
Le narrateur est le personnage principal de ce roman, mais il ne possède ni nom ni histoire. L'on sait juste que c'est un homme et qu'il est biographe. Un personnage suffisamment neutre pour que tout un chacun puisse s'identifier à lui.
Le lecteur est ainsi immédiatement plongé dans cette histoire terrible aux côtés du biographe, partageant ses pensées, ses émotions, ses hésitations, ses hallucinations, ses joies, ses doutes, ses souffrances... Ce point de vue unique nous conduit à ne connaître les pensées des autres personnages que par le prisme du narrateur qui entre rapidement dans une spirale infernale dont on aimerait lui dire qu'elle va le conduire à commettre une erreur, comme tentent de lui faire comprendre successivement plusieurs personnages du roman (François Frehner, Henri Frehner, monsieur Adret, les personnages du bus...), mais non, le narrateur s'est lancé dans une course folle et il ne connaîtra de répit que lorsqu'il connaîtra la vérité. Le narrateur a beau expliquer qu'il cherche à comprendre et non à venger la famille de son ami, sa quête de vérité va le conduire à se perdre lui-même et à frôler la folie, perdant le sommeil, ne pensant plus qu'à cette femme, à ce qu'elle a fait. Elle ne répond pas à ses questions ? Tant pis pour elle, de justicier, il devient bourreau, la harcelant de jour comme de nuit (appels et lettres anonymes, filatures...). Et elle, de bourreau, elle devient la victime. Certainement non préparé et traumatisé par la découverte des archives de l'Occupation, le choc subi par le narrateur a été décuplé lorsqu'il a appris que la famille de son ami avait elle-même été victime de cette délation. Perdant tous ses repères, toutes ses valeurs, le narrateur n'a plus qu'un but : comprendre devient son idée fixe, son obsession.
Même si le narrateur devient très vite inquiétant de par son caractère obsessionnel et paranoïaque, le lecteur ne peut s'empêcher de le suivre, totalement aspiré par cette histoire, ne parvenant pas à lâcher ce roman et souhaitant connaître la vérité et avoir la réponse : pourquoi ? Le suspense va grandissant, rythmé par une écriture légère et fluide alternant narration et dialogues, et ce n'est qu'à la fin du roman, après une quête effrénée et complètement folle, que nous reprenons notre souffle et découvrons la vérité...

Un dénouement extrêmement fort
La vérité, la voici enfin, inattendue, puissante, émouvante, dramatique... Elle nous laisse hébétés, remplis d'effroi et d'émotions. Qu'en est-il du narrateur ? Il disparaît soudainement, nous laissant seuls avec nos sentiments contradictoires. On le retrouve dans le dernier chapitre, quelque temps plus tard, mais il reste très pudique sur cette histoire et ses répercussions. Certes, l'on comprend qu'il en a tiré des leçons, mais pas assez à mon goût compte tenu du dénouement. Mais faut-il se flageller éternellement comme fut tentée de le faire Cécile Armand-Cavelli ? Non, et le narrateur l'a bien compris. Conscient de ses erreurs passées, il ne les oublie pas mais s'en sert pour avancer et vivre au présent.

Une leçon de prudence et de sagesse
Ce roman pose beaucoup de questions au lecteur : peut-on vivre avec le poids de la culpabilité ? Et, si oui, comment ? Peut-on juger des personnes et des actes commis lors d'une époque que l'on n'a pas connue ? Avons-nous le droit et les capacités d'apporter un jugement moral sur une époque aussi complexe ? Qu'aurions-nous fait à la place des personnages ? La fin justifie-t-elle les moyens ?...
Pierre Assouline décrit brillamment comment l'ignorance et les préjugés peuvent conduire à de terribles erreurs. Il nous met en garde contre les jugements expéditifs : la vérité n'est pas toujours celle qu'on croit... Ne jugeons pas trop vite.

Un roman bouleversant, profondément humain et écrit avec force et sensibilité.

Caractéristiques techniques

Livre papier

Éditeur : Folio
Date de parution : avril 2000
Couverture : brochée
Format : 11 cm x 17,8 cm
Pagination : 192 pages
ISBN : 978-2-0704-1274-7

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