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vendredi 1 février 2013

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Auteur : Mathias Énard

Texte de présentation

En débarquant à Constantinople le 13 mai 1506, Michel-Ange sait qu'il brave la colère de Jules II, pape guerrier et mauvais payeur : il a en effet laissé en chantier l'édification de son tombeau, à Rome. Mais comment ne pas répondre à l'invitation du sultan Bajazet qui lui propose – après avoir refusé les plans de Léonard de Vinci – de concevoir un pont sur la Corne d'Or ?
Troublant comme la rencontre de l'homme de la Renaissance avec les beautés du monde ottoman, précis et ouvragé comme une pièce d'orfèvrerie, ce portrait de l'artiste au travail est aussi une fascinante réflexion sur l'acte de créer et sur le symbole d'un geste inachevé vers l'autre rive de l'a civilisation. Car à travers la chronique de ces quelques semaines oubliées de l'Histoire, Mathias Énard esquisse une géographie politique dont les hésitations sont toujours aussi sensibles cinq siècles plus tard.

Prix Goncourt des Lycéens 2010.

Mon avis : Très Bien

Un titre bien étrange, intrigant !
Il est extrait du livre Au hasard de la vie de Rudyard Kipling : "Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d'éléphants et d'anges, mais n'omets pas de leur parler d'amour et de choses semblables." Comment interpréter ce titre ? S'agit-il des "batailles" menées par Michel-Ange, des rois omnipotents contre lesquels il tente de s'affirmer, de l'éléphant qu'il dessine ? Moi qui cherche toujours une explication à tout, je dois bien avouer que ce titre reste mystérieux. Un beau titre donc, un titre empreint de poésie, certes un peu abstrait, mais qui suggère que l'auteur va nous raconter une merveilleuse histoire aux accents orientalistes, un peu comme dans Les Contes des mille et une nuits.

Un épisode méconnu de la vie de Michel-Ange...
En mai 1506, Michelangelo Buonarroti, ou Michel-Ange, accepte la proposition du sultan Bajazet : en l'échange d'une immense fortune, il est chargé de dessiner les plans d'un pont qui doit relier les deux rives du Bosphore, sur la Corne d'Or. Léonard de Vinci s'est cassé les dents sur ce même projet, et prendre la suite de son rival n'est pas pour déplaire à Michel-Ange. Mais d'autres raisons le poussent à quitter Rome et l'Italie : l'ambiance qui règne entre les artistes à Rome est épouvantable, pleine de jalousies, de manigances et de complots, un vrai panier de crabes ! Quant au pape Jules II, Michel-Ange ne le supporte plus et a bien envie de lui rabattre le caquet : en ne respectant pas ses engagements financiers, ce pape empêche Michel-Ange de poursuivre l'édification de son tombeau à Rome. Son orgueil en prend un coup. Bref, il en a ras le bol ! Et puis, la somme promise par le sultan achève de convaincre un Michel-Ange sans le sou... Voilà pour les faits. Car la suite appartient à la fiction...

Le soin pris par l'auteur de bien distinguer réalité historique et fiction
En effet, en fin d'ouvrage, Mathias Enard nous explique qu'il s'est basé sur une ligne écrite dans une biographie de Michel-Ange et qui faisait allusion à l'invitation du sultan Bajazet. Ce roman s'inscrit certes dans un cadre historique, comme l'attestent une biographie de Michel-Ange et quelques archives, mais c'est à partir de cette simple mention que l'auteur a construit ce récit, en laissant son imagination le guider pour combler ce trou d'un mois environ entre le départ de l'artiste et son retour en Italie. Chose assez rare et très appréciable donc : Mathias Enard nous donne ainsi les clés pour nous aider à distinguer la fiction des bribes de réalité historique autour desquelles il a construit son roman.

Une construction du récit originale et bien maîtrisée
Basée sur une multitude de petits chapitres, la narration est menée par trois personnes :
– Le narrateur, qui décrit, à la 3e personne du singulier, la vie de Michel-Ange dans la capitale ottomane de manière objective, sans porter de jugement. On le suit dans ses atermoiements, ses mouvements d''humeur, ses séductions à peine avouées et l'ébauche de son grand œuvre qu'il veut incomparable.
– Un inconnu qui s'adresse à Michel-Ange par une série d'apostrophes, dans un tutoiement intime et sensuel, qui souligne toute la saveur et la chaleur d'un amour nocturne. De l'identification de cet inconnu dépend la chute du roman, assez inattendue...
– Michel-Ange lui-même qui écrit tantôt à son frère Buonarrato, tantôt à Sangallo, architecte du pape à qui il fait croire qu'il est à Florence, comme il le fait croire à tous les personnages influents d'Italie. En effet, le pieux Michel-Ange craint les foudres du pape guerrier Jules II s'il apprend sa présence parmi les "impies" musulmans.
Une construction pour le moins originale et qui peut être déroutante, mais, heureusement, Mathias Enard fait preuve d'une rigueur qui évite au lecteur de se perdre. Un petit bémol toutefois : comme le roman débute justement par la voix du personnage inconnu, cela est particulièrement déstabilisant et j'ai bien failli lâcher le livre dès le début, car je déteste commencer la lecture d'un roman en ne sachant pas qui parle, à qui et de quoi. Mais lorsque je me suis aperçue que cette "voix" n'était pas atteinte de logorrhée, j'ai poursuivi ma lecture et je suis entrée assez vite dans le récit, aidée en cela par le style de l'auteur et par ces courts chapitres qui scandent bien le récit.

Une histoire passionnante
Michel-Ange rejoint donc Constantinople et découvre un pays fascinant, mais il ressent tout de même le mal du pays, loin de ses proches et de sa patrie. Il se sent aussi seul, et parfois perdu, en dépit de la correspondance qu'il entretient avec ses frères. Il y a pourtant Mesihi, secrétaire du grand vizir Ali Pacha, célèbre poète, qui remplit son rôle d'hôte prévenant, faisant découvrir au florentin les charmes de sa cité : la basilique Sainte-Sophie, les marchés et les bazars en plein air, où s'entassent animaux, marchandises...
Puisque que le manque d'inspiration empêche Michel-Ange de réaliser les plans de ce fameux pont qui devrait être son chef-d'oeuvre, l'artiste déserte l'atelier et va se perdre dans la ville en compagnie du poète Mesihi qui l'entraîne dans les différents quartiers de cette métropole cosmopolite, dans les tavernes, où danseurs, poètes et musiciens unissent leurs talents pour hypnotiser les spectateurs plongés dans les vapeurs de l'alcool et de l'opium...
C'est d'ailleurs au cours de l'une de ces nuits que Michel-Ange tombe sous le charme d'une danseuse andalouse à la chorégraphie obsédante. Cette immersion dans la ville et cette fascinante danseuse inaccessible libèrent sa puissance créatrice et visionnaire nécessaire à l'élaboration du pont. Préoccupé par la création de son oeuvre, Michel-Ange ne s'aperçoit pas que Mesihi, amoureux transi qui tait les sentiments qu'il ressent pour lui, le protège contre les complots qui se fomentent à la cour et dont il est également la cible. Si une certaine légèreté caractérise le début de ce roman, elle se teinte progressivement de noirceur, jusqu'au dénouement final, inattendu, que je me garderai bien de dévoiler !

Une thématique forte : l'amour inassouvi
J'aimerais m'arrêter un moment sur une des thématiques de roman, celle de l'amour, l'amour que Mesihi voue à Michel-Ange, un amour inavoué, inassouvi. Désorienté par ce nouveau monde, son effervescence, son caractère hynoptique et sensuel, obnubilé par l'amour qu'il croit nourrir pour la danseuse andalouse au charme magnétique, Michel-Ange reste insensible aux avances silencieuses du poète.
Ce n'est que de retour en Italie, loin du bouillonnement de Constantinople que Michel-Ange prendra conscience de cet amour et que le visage du poète, et plus globalement son voyage en Orient, influera son oeuvre : selon Mathias Enard, le visage d'Adam, constituant l'un des éléments de la fresque de la chapelle Sixtine, serait la reproduction du visage de l'être chéri, et ces deux doigts qui se frôlent sans se toucher, le symbole d'un amour réel, mais demeuré inassouvi. Telle une phrase qui reste en suspens et qui nous laisse contrariés, Mathias Enard parvient par son écriture à retranscrire les contrariétés et les frustrations ressenties par le poète, esquissant la naissance du désir et son inassouvissement.

Une écriture envoûtante
L'écriture de Mathias Enard fait ici merveille, habile mélange de sophistication et de simplicité, à l'image de l'Orient. De même, sous la plume envoûtante, poétique, musicale et pleine de finesse de l'auteur, les lieux, les situations, les personnages, l'éclat des couleurs, les fragrances multiples des parfums et des odeurs, les bruits, tous les éléments de ce roman se parent d'une luminosité exotique qui fait littéralement renaître la capitale. Tout comme Michel-Ange, nous sommes étourdis et aveuglés par tant de richesse, d'exubérance, de sensualité, de langueur orientale, de mystère. Et le trouble que ressent Michel-Ange face à ses découvertes est proche de celui qui gagne le lecteur. On assiste aux affres de la création de cet artiste, qui nous est rendu familier par l'esquisse de ses humeurs, de ses émotions, de ses doutes, de ses angoisses, de ses amitiés et de ses amours.
Ce style pourra rebuter certains lecteurs peu sensibles au charme oriental, à la lenteur, mais sous l'apparence de la simplicité se cache une écriture au contraire raffinée, précise, fruit d'une recherche constante de l'auteur à donner la forme d'un conte oriental à son récit, celui-ci agissant sur nous comme un sortilège tel un univers parfumé et enivrant qui chamboule nos sens.

Un petit regret, on aimerait que ce roman soit plus long !
Ce livre se lit d'une traite tant il est envoûtant et on peut regretter qu'il ne soit pas un peu plus long, mais ne serait-il pas alors devenu ennuyeux ? En tout cas, tous ces mystères et ces hypothèses m'ont donné envie de lire une biographie de Michel-Ange (elle est dans ma gigantesque PAL !). Des faits, je veux des faits historiques ! C'est mon esprit cartésien qui revient à la charge !

L'avis des blogueurs

Tu vas t'abîmer les yeux !

Caractéristiques techniques

Livre papier

Éditeur : Actes Sud
Collection : Babel
Date de parution : février 2013
Couverture : brochée
Format : 11 cm x 17,6 cm
Pagination : 176 pages
ISBN : 978-2-3300-1506-0

Livre numérique

Éditeur : Actes Sud
Format : 7switch : ePub ou PDF –– Amazon : Kindle –– Decitre : ePub ou PDF –– ePagine : ePub –– Feedbooks : ePub –– Fnac : ePub –– Numilog : ePub ou PDF

1 commentaire:

  1. L'un de mes romans et auteur préféré. J'ai trouvé ce roman très poétique et j'ai beaucoup aimé l'atmosphère qui s'en dégageait. Et puis l'écriture de Mathias Enard est toujours sublime.

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