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jeudi 19 mars 2015

Les enquêtes d'Adelia Aguilar. Tome 1 : La confidente des morts

La confidente des morts
Autrice : Ariana Franklin
Traduction : Vincent Hugon

Texte de présentation

Cambridge, 1171. Un enfant a été massacré dans des conditions atroces et d'autres sont rapidement portés disparus. Les Juifs, désignés comme boucs émissaires par le clergé catholique, ont été forcés de se retirer dans le château seigneurial afin d'éviter un lynchage en règle par les habitants furieux. Henry, roi d'Angleterre, ne voit pas ces événements d'un très bon oeil, d'autant plus que la communauté juive lui procure une grande partie de ses revenus... Le véritable assassin doit être trouvé, et rapidement.
Un enquêteur de renom, Simon de Naples, est dépêché depuis le continent et débarque en ville accompagné d'un Arabe et d'une jeune femme, Adélia Aguilar, diplômée de la Grande École de médecine de Salerne. Sa spécialité est l'étude des cadavres, un savoir-faire qu'elle doit garder secret si elle veut éviter d'être accusée de sorcellerie.
L'enquête d'Adelia la plongera au coeur de Cambridge, son château et ses couvents, dans une ville médiévale grouillante de vie où, fatalement, elle attirera l'attention d'un meurtrier prêt à tuer à nouveau...

Mon avis : Très Bien

Le roman policier médiéval, un genre romanesque très apprécié
La Confidente des morts est un roman appartenant à une catégorie littéraire qui rencontre un indéniable succès populaire, celle du policier historique médiéval.
Et le "terrain" est déjà bien occupé par de grandes signatures, tels Ellis Peters, Kate Sedley, C. J. Sansom, Peter Tremayne, Paul C. Doherty et sous ses pseudonymes (C. L. Grace, Paul Harding, Ann Dukthas), Candace Robb, Laetitia Bourgeois...
Dans ces conditions, est-il encore possible pour un auteur d'écrire un roman policier médiéval original ? La réponse est oui et la preuve en est ce roman écrit par Ariana Franklin...

L'auteur, Ariana Franklin
Née à Londres en 1933, Mary Diana Narracott s'installe avec sa famille dans le Devonshire quelques années plus tard pour échapper aux bombardements dont est victime la capitale anglaise durant la bataille d'Angleterre (juillet 1940-mai 1941).
Devenue l'une des plus jeunes journalistes de sa génération, elle se marie avec le critique et écrivain Barry Norman, quitte Londres pour la campagne anglaise et devient auteur, sous le pseudonyme de Diana Norman, de romans historiques et, sous le pseudonyme d'Ariana Franklin, de romans policiers historiques.
C'est sous ce dernier pseudonyme qu'est publiée la série des enquêtes d'Adelia Aguilar, médecin des morts. À ce jour, seul le premier tome a été traduit en français par les éditions 10/18. Il a reçu le CWA Ellis Peters Historical Award en 2007 et la Macavity Award en 2008. En 2010, la romancière a reçu Le CWA Dagger in the Library Award pour l'ensemble de son oeuvre, qui comprend 16 romans et 3 essais. Elle est décédée en 2011 à l'âge de 78 ans.

L'histoire
Ce roman se déroule à Cambridge (Angleterre), en 1171. Plusieurs enfants ont été successivement retrouvés morts, assassinés dans d'abominables conditions. Les Juifs de la ville, coupable idéaux, sont alors accusés d'avoir commis ces meurtres atroces, et ce sans aucune preuve. Afin d'éviter de se faire lyncher par la population, ils se réfugient dans le château seigneurial.
Nonobstant le caractère particulièrement odieux de ces crimes, le roi d'Angleterre, Henri II, s'inquiète, car la communauté juive participe grandement aux revenus de la Couronne. Le coupable doit donc être démasqué au plus vite ! Par l'entremise du roi de Sicile, il fait appel à un enquêteur de renom, Simon de Naples, assisté de Mansur, un Maure, et d'Adelia Aguilar, femme médecin. Cette équipe se rend à Cambridge pour identifier et arrêter le coupable.

Un fait réel à la base du roman
En fin de roman, Ariana Franklin précise qu'elle s'est inspirée de certains faits réels pour construire son intrigue, notamment celui de l'assassinat de William de Norwich, un enfant dont le corps a été découvert lardé de coups de couteau en 1144. Accusés de ce meurtre, les Juifs de Norwich sont massacrés par la foule ou trouvent refuge au château de Norwich. Cette histoire prit une telle ampleur que William acquit le statut de martyr avant d'être canonisé et son culte a attiré un grand nombre de pèlerins, enrichissant l'église locale.

Un contexte historique très peu développé
Si le contexte historique n'est évoqué qu'à travers quelques allusions – la lutte entre Mathilde d'Angleterre, la mère du futur Henri II d'Angleterre, et son cousin Étienne de Blois ou bien l'assassinat de l'archevêque de Canterbury, Thomas Becket –, le roi Henri II d'Angleterre est bel et bien présent au début et surtout à la fin du roman. Et ce peu de références historiques ne signifie pas que son règne fut un long fleuve tranquille, loin de là, mais l'intrigue policière ne nécessitait pas de s'appesantir sur les détails du règne d'Henri II et l'auteur a vraiment mis l'accent sur la restitution physique de Cambridge et sur les descriptions de la vie quotidienne et des us et coutumes des anglais au XIIe siècle.
Toutefois, ce roman parvient à aborder quelques grands sujets historiques en les mêlant subtilement à l'intrigue policière : les tensions entre le roi Henri II et le clergé anglais qu'il cherche à contrôler, mais aussi le retour des croisés et leur mauvaise réputation : outre le fait qu'ils ont souvent été à la source de conflits entre les Juifs, les Chrétiens et les Maures qui vivaient paisiblement dans le tolérant royaume de Sicile, ceux qui sont revenus de Terre sainte sont en général aigris, malades et appauvris, même si quelques-uns sont revenus fortunés comme sire Gervase et sire Joscelin et se sentent avoir tous les droits.

Le Cambridge médiéval
L'auteur a semble-t-il pris un plaisir fou à restituer la ville telle qu'elle pouvait se présenter au XIIe siècle, cernée par la rivière Cam et les marais, à tel point que ses descriptions et la carte très précise figurant en début de roman m'ont permis d'imaginer la ville et ses environs en volume et de suivre le cheminement des personnages à travers la ville.
"Ce n'était pas au soleil que sacrifiait cette ville, mais à l'eau. Celle-ci courait dans les rigoles de part et d'autre des rues et toutes les habitations, toutes les boutiques avaient leur petit ponceau. Réservoirs, chenaux et bassins vous faisaient voir double. Un porc debout dans une flaque en bord de route se reflétait comme dans un miroir. Des cygnes semblaient flotter sur le ventre de leur réplique. Des canards dans une mare nageaient au-dessus du portail voûté décoré de chevrons de l'église qui se dressait à côté d'eux. Des ruisseaux vagabonds capturaient le reflet des toits et des fenêtres, tandis que le feuillage des saules paraissait pousser des ruisselets dans lesquels ils se miraient."
"Adelia en profita pour contempler Cambridge, sur la berge d'en face. En l'absence de toute autre diversion, l'amoncellement des toits entre lesquels jaillissaient des flèches d'églises, sur fond de ciel clair, avait quelque chose d'impressionnant, voire de beau.
Plus en aval se dessinait l'arche massive et élégante du Grand-Pont, engorgé par la circulation. Derrière, à l'endroit où la Cam formait un bassin plus profond, au pied de la colline – presque une montagne, vu la topographie – sur laquelle était juché le château, les bateaux se massaient contre les quais, si serrés que, de là où se trouvait Adelia, il semblait inconcevable qu'ils puissent se dégager les uns des autres."

Une intrigue bien ficelée
Rédigé d'une plume alerte qui nous tient en haleine jusqu'au bout, à la fois très documentée et très accessible, ce roman est magistralement maîtrisé et bien équilibré entre descriptions et dialogues. Dès les premières pages, le lecteur est happé par l'histoire et l'enquête se révèle pleine de péripéties, de rebondissements, de pièges, de fausses pistes, d'autant que le meurtrier est excessivement dangereux. Par moments, l'auteur ralentit volontairement le rythme, créant une atmosphère inquiétante et procurant au lecteur peur et angoisse pour la vie des personnages. Le lecteur est alors pris entre deux envies : celle d'avancer très vite pour connaître le fin mot de l'histoire et celle de poursuivre sa lecture au même rythme pour ne pas finir le livre tant l'intrigue est bien ficelée.

Une équipe de choc... et une héroïne hors norme
Outre une foule de personnages bien campés et très différents les uns des autres, donnant une belle galerie de personnages représentatifs de la population anglaise au XIIe siècle – les religieux avec le père Geoffrey, la mère Joan, le clerc Roger d'Acton, frère Gilbert et les sœurs Agatha, Odilia et Veronica ; les seigneurs, croisés de retour de Terre sainte, sire Joscelin et sire Gervase ; les Juifs tels Yehuda Gabirol ou Dina ; les gens de la société civile : Rowley Picot, Gyltha, Ulf, les servantes Matilda B et Matilda W, Hugh le veneur, le vieux Walt, le shérif Baldwin… –, l'auteur a choisi de mettre en scène une équipe pour le moins étonnante, car pouvant difficilement passer inaperçue ! Ce choix est intéressant, original, mais peu crédible compte tenu du contexte. En effet, le trio d'enquêteurs se compose du juif Simon de Naples, de l'eunuque maure Mansur et d'Adelia Aguilar, médecin légiste (ou confidente des morts !).

Si le personnage d'Adelia se fait plutôt discret au départ, nous laissant croire durant quelques pages que Simon de Naples est le personnage principal, son rôle prend subitement de l'ampleur. Certes, elle ne paie pas de mine comme le remarque le père Geoffrey : "elle était bien femme et, pauvrette, aussi dénuée d'attrait que d'apprêt. Une femme capable de se couler dans la foule et d'y disparaître, une femme de l'ombre, une souris parmi les souris. (...) Il n'y avait aucune raison qui justifiât une telle fadeur ; ses traits étaient menus et réguliers, de même que ce qu'il pouvait deviner de sa silhouette sous son ample manteau. Sa peau, saine, présentait le duvet et le léger hâle que l'on rencontre parfois dans le nord de L'Italie et de la Grèce. Elle avait les dents blanches. Vraisemblablement, aussi, des cheveux sous le bonnet au bord retroussé qu'elle portait enfoncé jusqu'aux oreilles. Quel âge ? Encore jeune.
Ce visage éclairé par le soleil était un visage qui avait renoncé à la beauté en faveur de l'intelligence, que la sagacité privait de sa féminité. Elle était propre, récurée comme une planche à laver – ça, on ne pouvait lui reprocher le contraire –, aucune trace d'artifice." Mais Adelia est une femme qui vient du royaume de Sicile, de Salerne plus précisément, là où se trouve une célèbre école de médecine où les femmes peuvent enseigner et exercer ! C'est avec prudence qu'elle exerce son art en Angleterre, sous la protection et la couverture de Mansur. Loin de l'obscurantisme et des superstitions qui caractérisent encore cette période, Adelia étudie les cadavres, à la recherche d'indices lui permettant de déterminer la cause des décès. C'est un très beau personnage féminin, même si Adelia est parfois un peu énervante, trop fleur bleue quand elle découvre qu'elle est amoureuse... on dirait qu'elle a 14 ans ! Parce qu'en temps normal, c'est une femme érudite, au tempérament fort et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Elle connaît aussi quelques moments de faiblesse, ce qui la rend d'autant plus humaine.

Plus effacé, le personnage de Simon de Naples n'en est pas moins intéressant. Plus aussi est un personnage très moderne bien qu'il ait bondi au départ lorsqu'il a appris qu'il allait enquêter avec une femme médecin légiste. Cet homme, qui aime et respecte beaucoup sa femme – il en parle à plusieurs reprises au cours de l'enquête –, un enquêteur consciencieux, calme et discret. Ariana Franklin nous le décrit ainsi : "En tant qu'agent, enquêteur, émissaire, éclaireur ou espion – fonctions qu'il avait toutes exercées au service d'hommes puissants dont il était bien connu –, la force de Simon Menahem de Naples tenait à ce qu'on le prenait pour ce dont il avait l'air. Ses interlocuteurs n'arrivaient pas à concevoir que ce petit bonhomme chétif et nerveux, si empressé, si innocent, si prodigue de renseignements – toujours exacts – puisse être plus malin qu'eux."

Il y a un personnage anecdotique puisqu'il n'apparaît qu'au début du roman, mais il est si drôle que je ne peux m'empêcher de l'évoquer : Gordinus l'Africain. Doyen de l'école de médecine de Salerne, c'est lui qui a sélectionné Adelia Aguilar comme enquêtrice, choix qui en a fait hurler ou bondir plus un ! Sa rencontre avec Mordecai fils Berachyah, secrétaire personnel du roi de Sicile, est vraiment savoureuse, car, outre le fait qu'il soit à moitié sourd et déforme les propos de son interlocuteur ou répond de manière fantaisiste à ses questions, il ne se souvient des gens que par leurs problèmes médicaux (les hémorroïdes pour Mordecai).
Ainsi, les personnages qui peuplent ce roman sont tous uniques, dotés de personnalités très différentes, bien décrits. Et c'est surtout par les yeux d'Adelia que l'on découvre les traditions de l'époque.

Une société marquée par le poids de l'Église
Parfaitement imbriquées dans l'histoire, la vie quotidienne et les mœurs de l'époque sont présentées de manière très intéressante et concrète, exemples à l'appui, puisque les personnages y sont confrontés en temps réel : place des femmes dans la société, poids de l'Église, peur des étrangers, repas, activités professionnelles, fonctionnement des couvents et des pèlerinages...

Évidemment, la condition féminine est l'aspect le plus prégnant et le plus révoltant dans ce roman. Considérées comme des pécheresses congénitales, les femmes ne sont bonnes qu'à enfanter et faire la cuisine, et n'ont pas le droit d'exercer la profession d'apothicaire ou de médecin – elles peuvent être sages-femmes – sous peine d'être accusées de sorcellerie. Un bémol tout de même : les accusations de sorcellerie ont été plus fréquentes aux XVIe-XVIIe siècles, donc en pleine Renaissance, qu'au Moyen Âge. Mais la sorcellerie est forcément liée au Moyen Âge dans l'imaginaire collectif (stéréotypes présents dès l'époque romantique). Cependant, tout en reprenant quelques clichés, l'auteur nous présente un Moyen Âge moderne grâce au personnage anachronique d'Adelia Aguilar, enquêtrice rationaliste et humaniste qui s'oppose à tous les délires mystiques qui agitent l'esprit de la population (existence du diable, crimes rituels réalisés par les Juifs...).

Le deuxième thème très intéressant abordé dans ce roman est le culte des reliques, un commerce bien lucratif ! Historiquement, ce sujet est fort bien documenté, mais il est assez drôle de le voir mis en scène dans le roman sous la forme d'une bataille de reliques entre le père Geoffrey, supérieur du monastère de Barnwell, tout en rondeurs, et la mère Joan, véritable matrone, supérieur du monastère de Sainte-Radegonde ! En effet, la première victime du serial killer ayant été retrouvée sur un terrain appartenant au monastère sainte-Radegonde, la mère Joan s'est empressée de s'emparer de sa dépouille pour en faire un martyr et, par là même, générer des revenus par l'afflux de pèlerins et d'estropiés en quête de guérison. Comme quoi, la récupération d'événements tragiques à des fins pécuniaires, ça ne date pas d'hier...
"Sur les étalages dressés au bord du sentier menant à l'église s'alignaient des talismans, des médailles, des bannières, des figurines et des plaques à l'effigie du petit saint Peter, des objets tressés avec les branches du saule du petit saint Peter, des ampoules de sang du petit saint Peter – si tant est que ce fût du sang humain –, tellement dilué qu'il était à peine rosé."
Dernier point important, la condition des Juifs dans la société anglaise sous le règne d'Henri II. Certes, les Juifs ne sont pas isolés, même s'ils ont tendance à se regrouper dans un même quartier (volontairement ou non, selon les pays), mais les crispations resurgissent au moindre événement et peuvent conduire à de véritables massacres ou chasses à l'homme. Ici, sans la moindre preuve, toute une communauté est prise à parti et menacée de mort soi-disant parce que les crimes rituels sont forcément l'oeuvre des Juifs, ceux-là même qui sont tenus comme responsables de la mort du Christ. Hélas, l'antisémitisme ne date pas, ici encore, d'hier... Un détail hallucinant a retenu mon attention : j'ignorais que c'est sous le règne d'Henri II d'Angleterre que les Juifs d'Angleterre ont eu pour la première fois le droit de disposer de cimetières locaux– une concession datant de 1177. Auparavant, comme le souligne l'un des personnages du roman, "que nous mourions à York ou à la frontière de l'Écosse, dans le Devon ou les Cornouailles, il nous faut acheminer nos cercueils jusqu'à Londres. Évidemment, nous devons nous acquitter d'un droit de péage spécifique." En effet, l'unique cimetière se trouvait alors à Londres, à proximité du quartier juif.

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En conclusion
Points forts :
  • Un roman qui renouvelle le genre du roman policier médiéval.
  • Des personnages qui sortent de l'ordinaire.
  • Un suspense très prenant, qui tient le lecteur en haleine jusqu'aux dernières pages.
  • Un récit mêlant avec brio l'intrigue et la connaissance des moeurs de l'époque.

Points faibles :
  • Le réalisme et la violence de certaines scènes (autopsies, découverte des corps...) sont parfois à la limite du supportable, surtout qu'il s'agit d'enfants. Mais ces passages sont courts, accrochez-vous !
  • Une présentation du contexte historique au début du roman aurait été un plus pour mieux cerner l'époque dans laquelle se déroule ce roman.
  • La suite de la série n'est pas encore traduite ! On attend les prochains romans avec impatience !

L'avis des blogueurs

Cellar door –– État critique –– Zone livre

Caractéristiques techniques

Livre papier

Éditeur : 10/18
Collection : Grands Détectives
Date de parution : mars 2015
Couverture : brochée
Format : 10,8 cm x 17,7 cm
Pagination : 528 pages
ISBN : 978-2-2640-6120-1

Livre numérique

Éditeur : 12-21
Format : 7switch : ePub –– Amazon : Kindle –– Decitre : ePub –– ePagine : ePub –– Feedbooks : ePub –– Fnac : ePub –– Lisez ! : ePub –– Numilog : ePub

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